Donald et Federico
Il était venu en 2019 trimbaler sa carcasse de géant canadien (1m92) au festival Lumière, au fond il était venu raconter toutes ses vies. Par où commencer pour dévider le long fil de la carrière de Donald Sutherland, trogne rieuse et œil plus bleu que bleu, disparu il y a quelques jours à 88 ans ? Sa trogne, justement, beauté non conventionnelle. Le lendemain d’une audition, dans ses jeunes années, cinéaste, producteur, directeur de casting le rappelèrent pour le féliciter : oui, il avait été génial, oui, grâce à son bout d’essai, ils avaient compris à quel point son personnage était un type ordinaire, celui qui habite l’appartement d’â côté, mais non, désolé, on ne lui donnerait pas le rôle, pas avec cette allure si peu ordinaire, d’ailleurs on ne peut pas imaginer avoir un voisin comme lui.
Sur le plateau des Douze salopards, qu’il avait rejoint tardivement, Aldrich savait à peine son nom : « Toi, le type aux grandes oreilles, tu te mets-là », lançait le cinéaste à Sutherland. Il faut imaginer ce que sont pour lui les années 70 : alors que triomphe M.A.S.H, la comédie anti-Vietnam de Robert Altman, chef d’œuvre de férocité (inacceptable aujourd’hui ?) et Palme d’or, il tourne en Europe De l’or pour les braves, attrape une méningite en plongeant dans le Danube, est tant bien que mal hospitalisé à Novi Sad, laissé quasiment pour mort, puis ressuscite dans un hôpital londonien.
De retour sur le plateau, deux mois plus tard, il apprend que sa femme d’alors, Shirley Douglas, a été arrêtée alors qu’elle tentait naïvement d’acheter des armes pour les Black Panthers avec son chéquier personnel. « Avec son propre chéquier !!? », lui lance, interloqué et hilare, son partenaire Clint Eastwood. L’activisme politique, Sutherland a donné aussi, après Klute (1971), le génial polar parano d’Alan Pakula, qui lui vaut une « love story » avec Jane Fonda.
Mais déjà l’acteur est en Italie où il joue pour Bernardo Bertolucci dans 1900. Tournage à Parme : Federico Fellini vient le chercher. On a promis Le Casanova de Fellini à Robert Redford ou Marcello Mastroianni, ce sera Donald Sutherland, pour jouer « un mannequin de cire rempli de sperme avec les yeux d’un onaniste », explique le cinéaste de façon imagée. Quand Sutherland ramène en voiture Fellini à Rome, le réalisateur jette un à un par la fenêtre les volumes des Mémoires de Casanova. L’acteur aime préparer ses rôles, le cinéaste tient à sa marionnette…
Il y a cette anecdote célèbre, trop belle pour être inventée. Fellini le dirige à sa façon : « tu avances de quinze mètres, jusqu’à la marque, tu te retournes et tu fais trois pas vers la gauche ». Au bout de quelques jours, le comédien n’en peut plus, il se plaint, souffle que, tout de même, sur 1900, Bertolucci lui indiquait les intentions de son personnage. Le maestro fait la sourde oreille mais n’en perd pas une miette. Et quelques jours plus tard, il lance avec mépris : « tu vas jusqu’à la porte, tu tournes la poignée, et tu entres. Et si tu veux savoir pourquoi, tu n’auras qu’à téléphoner à ce Bortolucci », écorchant le nom à dessein.
De quoi faudrait-il parler encore ? Du sublime Ne vous retournez pas, de l’Anglais Nicholas Roeg, film d’angoisse d’après Daphné du Maurier dans une Venise mortifère ? Et de la frappante scène d’amour que Donald Sutherland y a avec Julie Christie : étreinte ordinaire, poignante, d’un couple qui cherche à se reconstruire. Tiens, l’acteur a prénommé son deuxième fils Roeg, preuve que certains films pèsent plus que d’autres. Il faut dire qu’il a baptisé ses enfants d’après des réalisateurs qui l’ont marqué (Kiefer en l’honneur de Warren Kiefer, l’un des premiers cinéastes à lui avoir donné sa chance). Avait-on bien compris qu’avec sa filmographie riche de deux cents films ou séries, y compris des « franchises » d’aujourd’hui comme Hunger games, le cinéma – et son art – comptaient vraiment beaucoup pour lui ?…