Au milieu des années 70, Paris n’est pas encore la ville « gentrifiée » d’aujourd’hui. Je dois avoir onze ou douze ans. Ma mère a été formelle : OK pour que j’aille aller au cinéma tout seul, mais en évitant certains quartiers, c’est-à-dire le nord de Paris à partir de la place de Clichy. Elle n’a pas tout à fait tort : en allant voir je ne sais quoi (peut-être bien Les Damnés de Losey) au Jean Renoir, en face de la brasserie Wepler, un petit bonhomme ventripotent me propose de me payer ma place ; je réponds innocemment que j’ai de quoi m’acheter mon ticket, merci bien, et je comprends un peu plus tard qu’il y avait d’autres choses incluses dans la proposition (c’est mon petit trauma d’enfance à moi, que je devrais câliner davantage…). Je crois que le Jean Renoir est ensuite devenu un cinéma porno, avant de fermer.
Mais, en jeune habitué du Cinéma de Minuit (!), mes premiers pas de cinéphile indépendant me conduisent plutôt vers les salles dédiées au patrimoine américain de Jean-Max Causse et Jean-Marie Rodon : l’Action Lafayette dans une petite rue perpendiculaire à la rue Lafayette, l’Action Christine dans un quartier plus huppé ; le premier est devenu un supermarché, le deuxième existe encore. J’y vois des comédies américaines, du Lubitsch et du Hawks, le catalogue RKO qui tourne en boucle - peu de souvenirs précis à part peut-être Les Inconnus dans la ville de Richard Fleischer, dont les couleurs me saisissent, mais je me demande si ce n’était pas à l’Action Ecoles…
Je tente d’aller à la Cinémathèque française, qui est encore pour un bon moment au palais de Chaillot, l’opération tourne au fiasco : j’arrive beaucoup trop tôt pour La Piste des géants de Raoul Walsh, la caissière me tétanise en me criant que la caisse est fermée, je fais demi-tour (nouveau trauma, d’ailleurs je n’ai jamais vu La Piste des géants). Je vois Citizen Kane au Châtelet-Victoria, qui a disparu depuis, je crois que je ne comprends pas grand-chose à l’originalité du film. Je tente de m’organiser : ma formation passe par le Dictionnaire des films de Georges Sadoul, édition de poche, où je coche les titres vus, et cet apprentissage est paradoxal puisque Sadoul, en bon communiste, n’est pas le plus grand partisan du cinéma hollywoodien qui m’attire au premier chef (les classiques français, je les vois à la télévision). Au lycée Pasteur, ayant approché les organisateurs du ciné-club, je fais vite marche arrière : je leur dis Monroe, ils me répondent Jancso. La partie n’est pas gagnée.
Février 1976, j’ai treize ans : un film avec un gros requin vient de sortir ; chez moi, les esprits forts ricanent un peu devant la machine promotionnelle qui l’accompagne (déjà !), « film pour gogos », lâche mon frère, qui a du mal à comprendre qu’on puisse croire et ne pas croire en même temps à l’existence de ce poisson géant (il a du mal avec la « suspension of disbelief », sans doute). Qu’à cela ne tienne, j’accepte la proposition d’un camarade de classe, Willy Fernebok, d’aller voir Les Dents de la mer sur les Champs-Élysées. À vrai dire, il m’utilise un peu : je dois aller faire la queue, acheter son billet et celui de sa copine, leur garder des places à l’intérieur.
Évidemment, c’est impossible, et vu la taille de la file d’attente, je les plante, m’installe peinard plein centre dans la grande salle du Normandie, la même qu’aujourd’hui, et comme dirait l’autre je ne regrette pas ma soirée. J’y retournerai la semaine suivante avec mon camarade peu rancunier et l’adolescente qu’il veut impressionner, c’est vrai que le surgissement de la tête à travers la coque trouée fait frissonner jeunes filles et jeunes garçons… Ces deux séances, qui sont une épiphanie, constituent pour moi une véritable introduction au cinéma moderne, aux sorties de la semaine, à une expérience de la salle qui change des petits écrans des cinémas de patrimoine…
Il semble pourtant que je renouvelle assez peu l’expérience : en regardant la liste des films sortis cette année-là, j’en ai vu assez peu à l’époque. Expérience forte : F comme Fairbanks, de Maurice Dugowson, qui sort en mai de la même année. Pourquoi vais-je le voir, celui-ci plutôt qu’un autre ? À cause de son titre ? J’ai soudain l’impression que le film me parle personnellement : il m’annonce la crise et la difficulté à trouver un travail, et aussi la complexité des relations amoureuses – Dewaere se rhabille presto après avoir dormi chez Miou-Miou. Ce film, que j’aime toujours autant, est une claque de réalité, la première peut-être que me donne le cinéma, et Dewaere est éblouissant de vitalité, les scènes où il chante dans la voiture sont irrésistibles. Cette année-là, je vois aussi La Victoire en chantant, de Jean-Jacques Annaud, zéro souvenir, et puis Barry Lyndon, au Gaumont Champs-Élysées, qui est la salle de prestige du quartier, à l’entrée de la galerie Point Show. Avec mon ami Wojtek, nous rentrons à pied en tentant d’analyser l’ascension et la chute de Ryan O’Neal. Le cinéma est rentré dans nos vies.
Quelques films vus ou revus
Revu Cogan - Killing them softly, de l’Australien Andrew Dominik (en replay sur Canal+), à qui je pardonnerai toujours Blonde pour ce chef-d’œuvre absolu qu’est L’Assassinat de Jesse James. Ce petit polar abstrait était, très justement, en compétition à Cannes 2012, d’où il était reparti, très injustement, bredouille. Clairement, le film n’a pas la réputation qu’il mérite : outre son propos, qui dénonce avec humour comment le grand capital a pris le contrôle de la pègre, avec les pratiques de sous-traitance, voire l’uberisation que cela sous-entend, on y trouve des idées de séquences et de mise en scène absolument géniales. Je pense à une conversation où le personnage joué par Ben Mendelsohn, formidable acteur australien, a pris de l’héroïne, et où il ne cesse de partir puis d’émerger, puis de replonger, quasiment en caméra subjective ; ou encore la mort en voiture de Ray Liotta, apocalypse de verre et de sang. Ce sont des effets qu’on pourrait juger gratuits mais qui donnent sa singularité au film, installant son action dans une zone grise, un no man ‘s land de solitude et de violence. Il y a par ailleurs de savoureuses performances de comédiens, de Brad Pitt, ultracool, à James Gandolfini, via Richard Jenkins ou Sam Shepard. Ça dure 1h37, pourquoi s’en priver ?
Saltburn (sur Prime vidéo) est un film produit par le nouveau studio Amazon/MGM, et je trouve ça assez représentatif des rapports de pouvoir entre cinéaste oscarisée (Emerald Fennel) et la plate-forme que le film soit en format 1:37, donc pas du tout en rapport avec la taille des téléviseurs d’aujourd’hui. Un choix assez gratuit, une petite provo que la production a décidé de laisser passer (il est vrai que le film a connu une exploitation en salles dans certains territoires anglophones). Saltburn a de toute façon des airs de provocation, par son sujet même, et c’est cela qui le rend sympathique. Le film raconte dans un premier temps l’amour fou et unilatéral que porte en secret un jeune étudiant pauvre d’Oxford pour un camarade fils de lord qui, par amitié, l’invite dans le château familial, à Saltburn. Au sein de la famille, atmosphère de fin de race, décadence orgiaque, avec des parents hors du monde (Rosamund Pike et surtout Richard E. Grant, très touchant) et une sœur nymphomane (la formidable Alison Oliver, découverte dans Conversations with friends, petite sœur trash de Gwyneth Paltrow dans La Famille Tenenbaum). Désir réfréné (ou non), rapports de classe et donc de domination, outrances érotiques un peu puériles, mais qui font du bien vu le puritanisme ambiant : la cinéaste récite son petit Losey, avec plan de miroir en signature, et c’est assez réjouissant. Le film ne tient pas jusqu’au bout, parce que la subtilité n’est pas tout à fait le fort de la réalisatrice (comme le montrait son premier film, Promising young woman) mais son atmosphère est appréciable.
Souvenirs, souvenirs
En fouillant dans mon ordinateur, je retrouve cette interview de Nanni Moretti qui me racontait quelques-unes des journées les plus marquantes de son existence. J’en tire cette anecdote, dont je ne comprends pas que Marco Bellocchio ne l’ait pas intégrée à sa dernière série…
16 mars 1978, le jour où j'ai présenté Ecce Bombo à Gênes
Ecce Bombo, mon deuxième film, est sorti depuis une semaine à Rome. Je pars pour Gênes, où est prévue une avant-première : il y a deux gares, je dois descendre à la première, je me trompe. A la seconde, j'ai les distributeurs locaux au téléphone. Ils me disent qu'ils ne peuvent pas venir me chercher vu « ce qui s'est passé… » « Vous êtes au courant ? » Moi, pour ne pas paraître idiot : « Oui, oui. » Le taxi m'arrête à mi-parcours, la ville est bloquée. « Vous êtes au courant… ? » Moi, imperturbable : « Oui, oui . » Je traverse une place avec une valise trois fois trop lourde, je vois une manifestation, des drapeaux de la Démocratie chrétienne et du Parti communiste. Je me dis intérieurement que ce n'est pas possible : il n' y a même plus de différence entre les partis… Et puis, finalement, j'entends dans un haut-parleur : « … l'enlèvement d'Aldo Moro et l'assassinat de son escorte… » L'avant-première est annulée, mais Ecce Bombo aura un succès inattendu : je pensais avoir fait un film douloureux pour quelques spectateurs et je découvre que j'ai fait un film comique pour tous. Le film sera montré à Cannes, dans une indifférence totale, quelques jours après la mort de Moro. Je faisais partie, alors, de ces idiots qui n'avaient pas compris que les membres des Brigades rouges étaient issus de la gauche, qu'ils étaient rentrés dans la clandestinité avec des « raisonnements » de « gauche » – il faut mettre des guillemets à ces deux mots.
"La Victoire en chantant" qui s'appelait dans un premier temps "Noirs et blancs en couleurs". Annaud m'avait explique pourquoi il avait change mais j'ai oublie. Jean Carmet magnifique !